LE MONT BLANC

Par Sébastien Perrier (texte et photos)

Des « monts Maudits » au « mont Blanc », le toit de l’Europe occidentale cristallise les grands changements qui affectent la société et le climat au fil du temps.

Les montagnes ont toujours fasciné les hommes. Se rapprocher des cimes, c’est entrer dans le domaine du sacré. Le sommet enneigé qu’on distingue parfois depuis Lyon n’échappe pas à la règle. Jusqu’au milieu du XVIIIème siècle, personne ne parle encore de « mont Blanc ». Ceux qui vivent à l’ombre du géant et ses visiteurs évoquent les « monts maudits » ou les « monts affreux », demeure « des démons et des sorciers ». Saint-Bernard de Menthon, l’évangélisateur des Alpes du XIème siècle, aurait chassé le démon du mont Jovis, actuel col du Grand-Saint-Bernard autrefois dédié au culte de Jupiter, pour l’envoyer dans les précipices du mont Mallet, actuelle Dent du Géant, en plein cœur du massif du mont Blanc[1]. Dans les ruelles de Genève au début du XVIIIème siècle, on raconte encore que « ces neiges éternelles étaient l’effet d’une malédiction que les habitants de ces montagnes s’étaient attirés par leurs crimes » [2].

 

Les « Glacières de Chamonix »

Les glaciers du mont Blanc nourrissent toutes les passions. Un changement climatique accentue le phénomène. Entre le 14ème et le 19ème siècle, le climat se refroidit nettement, on parle de « petit âge glaciaire ». A Chamonix, les glaciers gonflent, ils débordent dans la vallée, détruisent les habitations, les cultures, et provoquent de terribles famines. Alors que les glaces menacent le hameau des Bois en 1644, les Chamoniards font appel à leur évêque pour exorciser et bénir le glacier. Plusieurs cérémonies de ce genre se succéderont en vain au fil des décennies. C’est dans ce contexte hostile que les explorateurs et scientifiques anglais William Windham et Richard Pockoke mènent une expédition aux « Glacières de Chamonix » en 1741. Ils débarquent dans la vallée avec un bataillon prêt à affronter tous les dangers. La beauté vaincra finalement leurs angoisses. C’est l’émerveillement qui prime quand ils découvrent le glacier des Bois depuis la montagne du Montenvers : « Il faut s’imaginer un lac agité d’une grosse brise et gelée tout d’un coup »[3]. Les explorateurs baptisent cet endroit « Mer de glace ». Un mathématicien genevois nommé Pierre martel se rend à Chamonix un an après l’expédition anglaise, il est le premier à mentionner le « mont Blanc » sur un croquis.

Le mont Blanc, icône romantique

Quand on se balade dans le centre de Chamonix, on remarque forcément une statue. Deux hommes qui regardent en direction du mont Blanc. Le bronze est un hommage à Horace-Bénédict De Saussure pour le remercier d’avoir fait connaître le sommet. L’ouvrage de l’érudit genevois « Voyage dans les Alpes », illustré par Marc-Théodore Bourrit, le « chantre du mont Blanc », est traduit en plusieurs langues dès 1796 et offre à la montagne sa renommée internationale. Comme le souligne Corinne Labasse, peintre de montagne et auteur du livre « Le mont Blanc de A à Z », « Ce n’est pas un hasard si le sommet a été révélé au grand public depuis le bord du lac Léman, car c’est depuis ses rives qu’il prend toute son ampleur ». Les deux artistes genevois symbolisent le nouveau mouvement romantique. L’art s’écarte du religieux pour se concentrer sur le paysage, ainsi la contemplation et l’émerveillement réinventent le mont Blanc. Les reproductions de « vues » du mont Blanc et d’autres sites comme celui du Montenvers se multiplient pour satisfaire une demande grandissante. Le tourisme est en pleine croissance.

« Le grand monarque » et le peintre-alpiniste

Un peintre français du XIXème siècle paraît particulièrement attaché au toit de l’Europe, Gabriel Loppé. Il est le premier peintre-alpiniste. Le « peintre du mont Blanc » gravit plus de quarante fois le sommet armé de son piolet, de son chevalet et de ses toiles pour restituer dans ses œuvres l’ambiance particulière de la haute montagne : « Une réalité plus belle que les plus beaux rêves ». L’artiste aime particulièrement peindre le lever de soleil sur le massif du mont Blanc et ses glaciers depuis celui qu’il nomme « le grand monarque ». On retrouve encore aujourd’hui ses tableaux dans des châteaux anglais, vestiges d’un temps où les lords s’offraient une toile pour retrouver le sentiment qu’ils avaient éprouvé en montagne. Loppé a été l’un des précurseurs de la Société des Peintres de Montagne née en 1898. Sous le patronage du Club Alpin Français, l’association s’emploie à promouvoir la peinture de montagne, réalisée par ceux qui « bossent le cul dans la neige » comme le précise malicieusement Corine Labasse, actuelle co-présidente avec Jacky Ravanel.

Le mont Blanc emblème de l’alpinisme moderne

C’est la première ascension du mont Blanc le 8 août 1786 par Jacques Balmat, dit « Mont Blanc », et le docteur Paccard qui va jeter les bases de l’alpinisme moderne. L’arrivée dans la vallée de Chamonix d’une noblesse anglaise en quête d’ivresse des cimes fait émerger une nouvelle vocation parmi les chasseurs de chamois et les cristalliers. Les récits des lords décrivent des scènes où des rabatteurs se disputent violemment les faveurs des touristes pour les emmener en haute montagne. L’anarchie et les premiers accidents qui surviennent pendant les premières ascensions du mont Blanc accélèrent la professionnalisation des guides. Ainsi naît en 1821 le bureau des guides de Chamonix. Didier Tiberghien, l’actuel directeur, guide de haute montagne depuis 2009, se rappelle ses débuts dans le métier : « La montagne est un bon miroir de notre société. Dans les années 2000, on est rentré de plain-pied dans la société de consommation, ça s’est ressenti sur la fréquentation : beaucoup de gens arrivaient sans préparation ni aucune culture montagnarde, ils consommaient du mont Blanc comme n’importe quel autre produit ». Plus de 25 000 personnes gravissent le sommet chaque année et les comportements à risque se multiplient. L’été 2018 est la saison de trop. Plusieurs arrêtés préfectoraux sont pris dans la foulée pour protéger le mont Blanc du tourisme de masse et régir la pratique de l’alpinisme : interdiction de venir sans réservation dans un refuge, campement sauvage interdit, matériel adapté obligatoire, cordées limitées à trois personnes… En parallèle, un autre phénomène dicte ses règles, le réchauffement climatique : « Cet été 2022, la sécheresse a déclenché des chutes de pierre dans le couloir du goûter si intenses et continues qu’on a décidé de suspendre toutes les ascensions du mont Blanc entre le 14 juillet et le 12 septembre ». La fonte du glacier du mont Blanc a même ouvert de nouvelles crevasses difficiles à franchir au niveau de l’arrête des Bosses avant l’arrivée au sommet. Le toit de l’Europe se transforme. Les alpinistes s’adaptent. L’année prochaine le Bureau des guides de Chamonix proposera moins d’ascensions et exigera plus d’expérience technique de la part des prétendants : « L’ascension du mont Blanc est toujours aussi belle mais de plus en plus exigeante. Le réchauffement climatique est peut-être l’occasion d’agir de manière plus responsable et de redonner plus de valeur à un sommet qui a été pendant trop longtemps banalisé ».

 

[1] Philippe Joutard, L’invention du mont Blanc, Paris, 1986

[2] Horace Bénédict de Saussure, Voyage dans les Alpes, Genève, 1796

[3] Collectif, Mont-Blanc, conquête de l’imaginaire, Annecy, 2002